Pour l’économiste Sylvain Petit, 600 000 touristes/an suppose “d’industrialiser”

Selon Sylvain Petit, "les économies insulaires sont celles qui bénéficient d’un effet multiplicateur du tourisme très limité, en raison des fuites économiques". (Photo SP)
Selon Sylvain Petit, "les économies insulaires sont celles qui bénéficient d’un effet multiplicateur du tourisme très limité, en raison des fuites économiques". (Photo SP)
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La Dépêche propose la suite de ses entretiens avec des universitaires sur les questions liées à l’économie de la Polynésie française. Sylvain Petit, Maître de conférences HDR (habilitation à diriger des recherches) en sciences économiques de l’Université Polytechnique Hauts-de-France, chercheur associé à l’Université de la Polynésie française (UPF) laboratoire Gouvernance et Développement Insulaire (GDI), évoque aujourd’hui la politique touristique du Pays, et les critères particuliers qui régissent ce secteur très sensible aux crises externes. Selon lui le tourisme polynésien, qui peut être source d’inflation, pourrait doubler sa capacité d’accueil. Mais cette “industrialisation” serait en contradiction avec le développement durable.

L’objectif de 600 000 touristes par an en Polynésie française vous semble-t-il réaliste ?

Ce nombre n’est pas anodin, il est même cohérent avec la stratégie d’indépendance du Tavini. En effet, si on arrive à ce nombre, avec des dépenses touristiques individuelles moyennes inchangées, c’est grosso-modo un apport de recettes qui permettrait de se passer budgétairement des dotations de l’État. Donc, d’un point de vue de la comptabilité nationale, c’est tout à fait réfléchi. C’est atteignable mais sous certaines conditions très fortes, surtout si c’est un objectif de court voir de moyen terme. Il faudrait avoir des terrains pour construire de nouveaux hébergements touristiques et on sait que ça coince déjà. De plus, il faudrait envisager à “industrialiser” le tourisme, pour éviter une envolée des coûts, c’est-à-dire qu’il faudrait viser des hébergements touristiques plus importants, plus gros. Ca ne semble pas être en cohérence avec un tourisme inclusif et qui se veut durable.

Dans ces conditions, comment être attractif pour attirer les capitaux ?

Je doute que ces capitaux soient assez nombreux en Polynésie française et les capitaux étrangers n’abondent pas en cette période. De plus, je doute que l’État soit très intéressé pour accompagner cette politique avec des incitations fiscales. On voit bien ce que la défiscalisation touristique a engendré dans le passé (les nombreuses friches touristiques sont là pour nous le rappeler) : attirer des capitaux avec une vision court-termiste du développement touristique n’est pas efficace. Enfin, il faut mesurer le coût social mais surtout environnemental d’un tel choc. Par conséquent, pour que cet objectif soit atteint, il faudra l’accompagner de politiques publiques de compensation.

Le tourisme est-il un bon outil de développement économique  ?

Aujourd’hui, c’est que c’est le seul secteur qui puisse le faire. Cependant, nous sommes face à un dilemme ou à un paradoxe. On sait que l’économie de la Polynésie française n’a pas d’autre secteur de développement que celui-ci. De plus, le tourisme a cette capacité, par ses effets directs, indirects et induits, d’aider au développement d’autres secteurs économiques. Par exemple, plus on aura de touristes, plus les pécheurs gagneront de l’argent. On sait aussi que le développement touristique dans une économie peu diversifiée et très dépendante du tourisme a des effets sur la croissance qui restent très limités, en raison des “fuites économiques”. Ces fuites sont des sorties monétaires, vers l’extérieur du territoire, pour financer des importations ou pour rembourser des prêts ou pour rapatrier des profits, etc., afin de faire fonctionner le tourisme.

Le secteur touristique profite-t-il à l’ensemble de la population ?

La littérature académique est très claire sur ce sujet : les économies insulaires sont celles qui bénéficient d’un effet multiplicateur du tourisme très limité, en raison de ces fuites. En outre, on sait aussi que le développement touristique peut nourrir l’inflation et cela de deux manières. Pour commencer, les touristes doivent être vus comme une forme de consommation importée. Plus on a de touristes aisés ou venant de pays riches, plus on importe de l’inflation. Le tourisme est également un secteur très gourmand en terrain (d’où de nombreux problèmes de spéculations foncières comme en Corse) ou en énergie. Par conséquent, il doit être vu comme un outil de développement économique, à condition que son développement soit accompagné d’autres politiques publiques.

A quelles politiques publiques pensez-vous ?

Pour commencer, il faut disposer d’une main d’œuvre qualifiée et à la hauteur des standards internationaux et c’est le rôle de l’Université, du lycée hôtelier et des lycées techniques. Il faut une stratégie claire, organisée et planifiée : sur ce point, de gros progrès ont été réalisés. Il faut enfin penser à minimiser les fuites économiques. Ca ne passe pas par plus de protectionnisme mais par un meilleur développement d’autres secteurs économiques pouvant bénéficier au tourisme mais aussi à l’économie plus globalement (la finance, le mobilier, la nourriture et les boissons, etc.). Il faut donc continuer des politiques microéconomiques “de base” pour aider ce secteur, comme tous les autres, à se développer, inciter l’innovation et l’investissement privé ou favoriser la concurrence. Je ne vais pas m’éterniser sur la politique fiscale car je ne suis pas un expert. Cependant je suis toujours surpris par ce régime très inégalitaire de la Polynésie française avec une politique fiscale basée sur la TVA et les droits de douanes qui fait qu’on paie grosso-modo les mêmes taxes, quelque soit notre revenu… Je ne suis pas convaincu que ça aide la consommation ou le développement de l’entreprenariat. Même s’il existe la contribution de solidarité territoriale !

Pour revenir au tourisme, la pandémie n’a-t-elle pas démontré qu’on ne peut pas tout miser sur ce secteur ?

J’en reviens à la diversification économique. Le tourisme permet de développer efficacement une économie si elle est diversifiée. Comme pour tout secteur, si on mise tout sur le tourisme, c’est en effet très risqué ! La Polynésie a-t-elle le choix ? A-t-on un autre secteur à proposer ? Il me semble que la pêche ou la perle ne pourront jamais attirer des recettes financières aussi élevées. A moins que l’on souhaite une pêche très massive et industrielle, ce qui ne me semble pas être le souhait des Polynésiens. Il faut voir cette histoire comme une gestion de portefeuille. On sait, et la pandémie l’a démontré, que le tourisme peut-être très fragile en cas de chocs externes. On sait aussi que depuis 50 ans, on ne connaît pas d’industrie offrant un meilleur rendement. En 2023, nous avons retrouvé les niveaux de fréquentation d’avant pandémie. Ce secteur, depuis plus d’un demi-siècle, présentait une croissance annuelle d’environ 5%.

Quelle stratégie de diversification ?

Si on n’a que le tourisme, il faut chercher tout de même à développer d’autres secteurs. Mais surtout, il faut éviter une stratégie touristique risquée, comme par exemple dépendre trop fortement d’une clientèle bien particulière (les Américains par exemple…). Il faut donc aussi diversifier les produits et les expériences touristiques, ainsi que les clientèles visées. Je pense que la santé du tourisme international est le thermomètre de la santé économique mondiale, voire de la géopolitique internationale. Si le tourisme international peut présenter des écueils pendant certaines périodes, c’est surtout parce qu’on traverse une période internationale risquée… Le tourisme est justement un outil – pas seulement économique -permettant de mieux échanger entre cultures différentes. Il permet de poser des ponts entre les peuples et les cultures. Je pense que renoncer au tourisme, c’est aggraver en partie les tensions internationales.

Dans ce cas, le tourisme est-il compatible avec les contraintes qu‘impose la crise climatique ?

Le tourisme, au niveau mondial, est responsable d’environ 1/10ème des émissions internationales de carbone. Gardons bien en tête qu’il représente aussi environ 9% du PIB mondial et 1 emploi sur 10. Donc, son apport économique est comparable à son poids dans la crise climatique, ni plus, ni moins. Je pense que les enjeux sont plutôt orientés vers les nouveaux produits touristiques à développer et les nouvelles technologies, plus respectueuses de l’environnement. Il ne faut pas penser que le tourisme durable est synonyme d’un tourisme élitiste car la crise sociale n’en sera que plus forte. D’ailleurs, ce qu’on appelle “tourisme de masse” et qui semble responsable de tous les maux pour certains, n’est rien d’autre que le “tourisme populaire”, celui pour tous et qui permet de ne pas consacrer sa vie entière au travail. Il existe aujourd’hui de nouvelles formes de produits touristiques et je pense qu’il faut les regarder et les étudier de près. Par exemple, le “slow tourism” est une nouvelle forme d’expérience touristique qui semble convenir à une nouvelle génération de touristes.

Propos recueillis par Karim Ahed