Que signifie l’Indo-Pacifique pour un Tahitien ou un Calédonien ?

"Les statuts si différents d’une collectivité à l’autre ont eu pour conséquence de distendre les liens avec Paris dans la mesure où les identités locales ont pris leur essor" expliquent Jean-Marc Regnault et Raihaamana Tevahitua.
"Les statuts si différents d’une collectivité à l’autre ont eu pour conséquence de distendre les liens avec Paris dans la mesure où les identités locales ont pris leur essor" expliquent Jean-Marc Regnault et Raihaamana Tevahitua. (Visuel AF)
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Un article intitulé “Les Outre-mers dans la stratégie Indo-Pacifique française” vient de paraître dans la Revue de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) dirigé par Pascal Boniface. Il a été écrit par l’historien Jean-Marc Regnault en collaboration avec un jeune Polynésien diplômé de l’IRIS, Raihaamana Tevahitua. Ce texte, dont La Dépêche reproduit aujourd’hui de larges extraits, traite de l’Indo-Pacifique vu des îles concernées.

“À la suite d’un référendum d’autodétermination controversé, l’incertitude plane sur l’avenir institutionnel et sur le prolongement de la longue période de paix depuis 1988” en Nouvelle-Calédonie. (Photo Shutterstock)

“En Nouvelle-Calédonie, où se posait la question du maintien de la présence française, le 4 mai 2018, “Emmanuel Macron affirma la dimension Indo-Pacifique de la France”. Pour lui, la France est une nation d’équilibre, malgré les craintes que suscite la tendance hégémonique de la Chine. Cette “neutralité” serait possible grâce à une vision multilatérale des relations régionales et internationales.

L’Indo-Pacifique serait une politique globale dans laquelle s’inscriraient les problèmes économiques, politiques et stratégiques, sans compter la dimension particulièrement importante que serait la protection de l’environnement pour les îliens (…). En Polynésie française, le discours du 27 août 2021 surprit par le positionnement du président sur les compétences respectives de l’État et du Pays, alors que les revendications d’autonomie et même d’indépendance, dans une moindre mesure, enflaient.

Cette répartition serait dépassée pour régler les problèmes freinant la justice sociale, la protection de l’environnement et la lutte contre le changement climatique. Pour Emmanuel Macron, le temps était venu, en Polynésie plus particulièrement, de prendre conscience que le monde avait changé et qu’il fallait affronter les nouveaux défis. Il s’écria : “dans les temps qui s’ouvrent, malheur aux petits, malheur aux isolés, malheur à celles et ceux qui vont subir les influences, les incursions de puissances hégémoniques qui viendront chercher leur poisson, leurs technologies, leurs ressources économiques”. La Chine était visée.

Les collectivités insulaires procurent 93 % des 11 millions de km2
de la zone économique exclusive nationale

Ainsi, la France réaffirmait sa présence sur des collectivités qui semblaient, naguère, de moindre intérêt. Elles permettraient aujourd’hui à la France de se considérer comme une puissance
aux antipodes de son assise continentale, en dépit de “l’inadéquation entre les moyens déployés en permanence dans la région et les ambitions”. (…) Comme le déclare le président polynésien, Édouard Fritch, la France a “la chance inouïe d’être au cœur d’une des zones où le monde se fait”. (…)

La France est le seul pays de l’Union européenne (UE) présent dans la région et elle est la seule – avec l’Australie, toutes deux impliquées dans l’Indo-Pacifique – qui soit ancrée dans les deux océans. Ensemble, les collectivités insulaires, où résident 1,6 million de Français, procurent 93 % des 11 millions de kilomètres carrés de la zone économique exclusive (ZEE) nationale, la deuxième au monde. Cela conforte sa prétention de puissance globale dans la région.

Avec l’appui des organismes scientifiques, tels que l’Institut français de recherche pour l’exploitation des mers (Ifremer), la stratégie vise à surfer sur la “croissance bleue” et à développer un pôle d’excellence en Outre-mer, dans l’optique d’une “création de valeur”. (…) Étant situées en première ligne des effets de la dégradation environnementale – climat, océan, biodiversité – sur la sécurité, l’habitabilité et la prospérité des îles, les collectivités françaises sont vivement incitées à agir. Elles veulent se positionner en “territoires de solution”, à l’instar de leur participation significative à l’objectif national de sanctuarisation de 30 % des espaces maritimes et terrestres d’ici 2030.

La Polynésie arrive sur le podium des collectivités d’Outre-mer
les plus rongées par la corruption

La France peut également tenter de fédérer une certaine masse diplomatique – plus de 10 % des voix cumulées à l’Assemblée générale des Nations unies. Par le biais des Outre-mers, elle siège dans des organisations régionales, telles que la COI, la Communauté du Pacifique (CPS), la Commission du Pacifique ou le Forum des îles du Pacifique (FIP), ce qui lui permet de dialoguer avec des partenaires comme l’Australie ou l’Inde. (…) Ces îles sont fragiles face aux crises sanitaires dans la mesure où les populations sont peu portées à faire confiance à la science médicale. (…)

La Nouvelle-Calédonie, pour sa part, enchaîne les crises. Son économie entre en récession. (…) L’industrie du nickel est en détresse malgré les aides de l’État. À la suite d’un référendum d’autodétermination controversé, l’incertitude plane sur l’avenir institutionnel et sur le prolongement de la longue période de paix depuis 1988. (…)

La collectivité de Wallis-et-Futuna, quant à elle, compte peu dans la stratégie Indo-Pacifique de la France. Avec une population – moins de 12 000 habitants –qui diminue sur les îles mais qui grossit la diaspora en Nouvelle-Calédonie et en métropole en raison des faibles débouchés professionnels, la collectivité ne survit que grâce à l’aide publique et à l’autoconsommation. Le statut très particulier maintient des rois dans la République, une Église catholique puissante ayant le monopole de l’enseignement du premier degré et des droits coutumiers. (…)

En Polynésie française, les élections territoriales d’avril 2023 pourraient ramener l’instabilité, voire une victoire des partis défavorables à la présence française. De plus, la gestion des finances publiques est mise en cause : la Polynésie arrive sur le podium des collectivités d’Outre-mer les plus rongées par la corruption. L’état sanitaire de la population est fragilisé par la forte prévalence des maladies cardiovasculaires et du diabète, par exemple. (…)

“Les élections territoriales d’avril 2023 pourraient ramener l’instabilité, voire une victoire des partis défavorables à la présence française.” (Photo archives La Dépêche)

Laurent Sermet a montré que l’adhésion des peuples à la stratégie Indo-Pacifique n’est pas assurée, ceux-ci ne se déclarant pas Indo-Pacifiques. Il faut donc évaluer l’attachement des Ultramarins, d’une part à la France, d’autre part au gouvernement central en place. Cet attachement n’est évident ni dans un cas ni dans l’autre, et parfois dans aucun des deux. (…)

Il n’existe qu’une faible perception de la menace que représente la Chine qui se prévaut de soutenir la décolonisation

Les statuts si différents d’une collectivité à l’autre ont eu pour conséquence de distendre les liens avec Paris dans la mesure où les identités locales ont pris leur essor. (…) La question de la présence française est posée par les partis qui se proclament souverainistes, en particulier le Front de libération kanak et socialiste (FLNKS) en Nouvelle-Calédonie – plus de 40 % des voix – et le Tavini Huiraatira d’Oscar Temaru en Polynésie – entre 20 et 30 % des voix. Pour ces formations, l’Indo-Pacifique renverrait encore une fois le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes à des temps lointains. (…)

Le soutien des populations à la stratégie Indo-Pacifique impliquerait que les diverses collectivités concernées fussent solidaires entre elles. Nous avons vu que tel n’est pas le cas. (…) De plus, il n’existe qu’une faible perception de la menace que représente la Chine – qui se prévaut de soutenir la décolonisation. (…)

Les candidats pro-Macron n’apportèrent que des mentions marginales de soutien à l’Indo-Pacifique. En Nouvelle-Calédonie, la participation ne dépassa pas les 33 % dans les deux circonscriptions et si les deux élus étaient pro-Macron, les candidats indépendantistes obtinrent des scores honorables. (…)

En Polynésie, la surprise vint de l’élection de trois députés indépendantistes, qui s’explique par un faible taux de participation et par une coalition implicite de tous les adversaires du président Édouard Fritch. Le “consentement” à l’Indo-Pacifique est donc loin d’être évident dans les Outre-mers concernés.”