Culture – “Trois années pour percer le mystère du ti’i A’a de Rurutu”

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Haute de 117 cm, large de 36, la statue de bois originaire de Rurutu, archipel des Australes, en impose et attise toutes les curiosités, d’autant qu’elle est de retour au fenua et présentée au public depuis le 4 mars dernier, date de la réouverture du Te Fare Iamanaha, le Musée de Tahiti et ses îles.

La sculpture du dieu A’a est arrivée avec une vingtaines d’autres objets, prêtés pour 3 ans – mais peut-être plus – par le British Museum. Une “formidable opportunité de reconnexion pour les Polynésiens (…) tant pour questionner le sens que la technique” déclare Miriama Bono, directrice de l’établissement de la Pointe des Pécheurs à Punaauia.

La thèse la plus acceptée par la communauté c’est qu’en fait les 30 figures sur la statue seraient la lignée du dieu principal et la représentation des 30 tribus de l’île” souligne la directrice du Musée.

Star internationale des arts premiers pour les experts, Ti’i A’a est aussi un symbole des arts contemporains pour avoir inspiré nombreux artistes étrangers dont Picasso qui en détenait une copie. En Polynésie française, son retour séduit autant qu’il divise l’opinion.

Mais quel est donc ce mystère qui règne autour de A’a ? D’abord son nom qui désigne la “racine” d’un arbre. Si A’a fait désormais consensus, la sculpture n’aurait pas toujours porté ce nom et a parfois été attribuée au dieu créateur Taaroa. Ensuite, son caractère unique tient également de sa forme générale et spécifiquement de la trentaine de petits personnages réalisés en haut-relief sur toute la pièce, “une prouesse technique d’autant plus pour l’époque où il n’y avait pas de métal mais, de la nacre, des os, des coquillages , de la roche en guise d’outils” souligne Miriama.

Bien que tracée dès 1821 lorsqu’elle quitta Rurutu, sa création daterait du 16e ou du 17e siècle. Les figures, dont 4 font office des yeux, du nez et de la bouche, se démarquent parfaitement du tronc alors qu’elles ont été sculptées dans le même bloc de bois. Là non plus, l’essence ne fait pas consensus ; si le British Museum conclut à du bois de santal, qui aurait d’ailleurs permis de repousser d’éventuels insectes, “les sculpteurs locaux pensent que c’est du Pua*”. (*Fagraea berteriana). Henry Teuira mentionnait d’ailleurs, dans ses écrits, que le Pua était cher au dieu Tane qui le considérait comme sacré.

Le tiki A’a est une pièce creuse !

Prouesse technique également, le ti’i A’a est une pièce creuse dont le couvercle se trouve au dos de la représentation, ce qui a fait débat sur la nature même de l’objet. Lorsque A’a est arrivé en février 2023, une dizaine de sculpteurs ont été invités à le voir avant qu’il ne soit installé dans sa vitrine. “C’était un moment fort et important. Après cela, trois des sculpteurs ont décrété qu’ils allaient jeter leur copie car elles ne correspondaient en rien à l’original” confie Miriama.

A chaque fois que les sculpteurs qui s’y sont exercés, arrivés à la fin, la pièce se fendait en deux” explique Miriama Bonno.

Le British Museum ne serait pas opposé à ce que le A’a reste en Polynésie : à la condition de sécurité et de conservation , s’ajoute celle de réaliser “une copie la plus exacte possible de la statue.” Aucun essai n’aurait réussi à ce jour alors que deux techniques ont été nécessaires à la réalisation de l’original.

“D’abord, c’est sculpté dans la masse avec les ti’i en haut relief ; et en même temps c’est complètement creux. A chaque fois que les sculpteurs qui s’y sont exercés, arrivés à la fin, la pièce se fendait en deux. Aucun n’a réussi à en faire une reproduction qui tienne. Les sculpteurs ont donc trois ans pour y arriver maintenant (…) Parfois on m’appelle pour me dire qu’il y a un sculpteur qui veut entrer juste pour vérifier quelques chose sur le A’a et il repart ensuite”.

La présence en Polynésie de A’a permet aux artistes locaux de trouver des indices sur la manière dont le bois a été sculpté. “A’a met en avant ce qui est commun et ce qui est spécifique. On ne sait pas comment la pièce a été fabriquée exactement. Sa présence va permettre de continuer ces recherches.”

Les Polynésiens doivent se mettre d’accord

La dimension sacrée de A’a tient également d’une découverte plus récente à l’intérieur de sa cavité. C’est une plume rouge, découverte très récemment en 2016 par la conservatrice du British Museum, Julie Adams, qui renforce encore le caractère sacré du ti’i lorsque l’on sait que c’était la marque du divin et des cérémonies de chefferie en Polynésie.

“Avec les cheveux, les petit ti’i et autres éléments trouvés à l’intérieur, ça rappelle ce que l’on sait sur les to’o utilisés pour des rituels.” Lorsqu’il a été remis à la London Missionary Society, il y avait plusieurs petits ti’i à l’intérieur.

Les fiches descriptives parlent de 24 éléments, mais d’autres estiment que c’était trois. “On ne saura peut-être jamais le nombre exact.” Pièce la plus documentée, étudiée, numérisée des arts océaniens, elle est une œuvre majeure emblématique pour le British Museum. “La tradition orale de Rurutu dit beaucoup de chose dessus et parfois des choses contradictoires. Beaucoup de gens de Rurutu sont venus voir la statue depuis l’ouverture. La thèse la plus acceptée par la communauté c’est qu’en fait les 30 figures sur la statue seraient la lignée du dieu principal et la représentation des 30 tribus de l’île. On est dans quelques chose lié à la mémoire de l’île et à son histoire.”

Selon la directrice de Te Fare Iamanaha, la présence de la pièce va permettre d’engager des débats concrets sur la récupération ou non du Ti’i A’a alors que la question de la restitution des œuvres d’art en général fait débat actuellement. “C’est intéressant d’avoir l’avis des gens de Rurutu car on entend souvent cet idéal d’un point de vue général de restitution des pièces , mais certains disent au contraire que ces pièces ne doivent pas revenir car elles ont été données”.

Œuvre trophée, le ti’i A’a avait été offert à la London Missionary Society, pour marquer la conversion de la population de Rurutu au christianisme. “La statue marque l’engagement à renoncer à une foi païenne , et l’on ne doit pas revenir sur la décision des Tupuna.”

Sur un plan plus ésotérique, dans l’hypothèse d’un retour sur l’île, d’autres estiment que cela viendrait perturber l’équilibre de l’île car la pièce porterait un mana guerrier. “Nous, gens de musée, nous n’avons pas à juger ces positions ; notre travail, c’est de veiller à bien conserver la pièce et à respecter nos engagements pris auprès du British Museum” indique Miriama.

Reportage : Taina Calissi

A’a représente un besoin patrimonial

On apprend que le Ti’i “qui avait fasciné Picasso” n’était pas disponible avant 2027 mais que le British Museum a finalement considéré que la Polynésie française devait être prioritaire. Le long processus de discussion qui visait à négocier 18 mois de résidence au fenua au lieu de 6 mois initialement a finalement abouti à 3 ans de prêt.

Miriama Bonno avec Olivier Lenoir, artsite originaire de Rurutu.

“C’est formidable ! Le British Museum a finalisé sa décision après que sa conservatrice en charge des collections océaniennes soit venue à Tahiti puis à Rurutu. Le A’a n’est pas revenu pour les gens de musée mais surtout pour les Polynésiens. Le British Museum a compris qu’il n’y avait pas qu’un simple besoin de curiosité mais véritablement un besoin patrimonial.”
“Cette pièce est très demandée, elle ne ressemble à aucune autre. Les Polynésiens peuvent être fiers. Se connecter à notre passé en étant toujours tournée vers l’avenir. C’est l’ambition générale du musée TFI et A’a symbolise bien ce projet.”