Comment sauver la filière de production des crevettes bleues ?

Crise crevette bleue
Éleveurs, agents du Pays et ministre du secteur primaire se sont réunis à Vairao pour tenter de remédier à cette mortalité inédite des larves de crevettes dès l’écloserie (Photos : ACL/LDT).
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Pénurie imminente

Pour les élevages aquacoles spécialisés du Fenua, c’est une question de survie. Depuis le mois de février, la production de crevettes bleues est mise à mal par un problème de croissance larvaire entre le huitième et le dixième jour de production à l’écloserie de Vairao, fournisseur historique des cinq fermes polynésiennes de Teahupo’o, Tautira, Toahotu, Moorea et Taha’a. Une situation sans précédent : très appréciée des restaurateurs comme des consommateurs, la crevette locale a été produite à hauteur de 163 tonnes en 2021. En ce début du mois de juin 2023, la visibilité de la production ne va pas au-delà d’un mois. 

Des pertes qui s’accumulent

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À Teahupo’o, Teva Siu n’a jamais connu de situation pareille.

Pour Teva Siu, PDG de la société Aquapac qui totalise près de 90 % de la production, cette situation de crise est inédite en 40 ans d’élevage, dont trente années consacrées à la crevette bleue. « J’ai encore 10 tonnes en bassin, mais d’ici fin juin ou début juillet, je n’aurais plus rien. Aujourd’hui, j’ai 17 bassins sur 22 qui sont vides. Dans le meilleur des cas, si des post-larves sortent de ce cycle, les prochaines crevettes à maturité pour la vente ne seraient disponibles qu’en octobre, car il faut compter 3 à 4 mois d’élevage. On a 5 cycles dans l’année et à chaque cycle manqué, on perd 20 % de notre production annuelle. Au premier cycle 2023, on n’a eu que la moitié, au deuxième zéro, donc si celui qui arrive rate, on sera à 50 % de pertes. Cette crise nous coûte extrêmement cher : à notre échelle, un cycle, c’est plus de 50 millions de chiffre d’affaires perdu pour payer toutes nos charges. On a été contraints d’augmenter nos tarifs de 5 à 7 %. Pour moi, ce problème en écloserie est solvable, mais les deux questions sont : quand la production pourra repartir et comment maintenir les emplois ? », s’interroge l’éleveur de la ferme de Teahupo’o, où l’avenir de 18 employés est en jeu. Teva Siu envisage d’ailleurs de diversifier sa production si la situation persiste, via le paraha peue, bien que cette autre filière rencontre aussi des difficultés.

Les fermes en péril

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À Toahotu, Toa Vivish songe à fermer son entreprise.

À Toahotu, chez Toa Vivish, gérant de Mitirapa Blue Pearl Shrimp, bien que l’élevage se fasse dans des cages en mer, la situation est tout aussi inquiétante après 10 ans d’investissement personnel et financier. « On avait prévu de faire 15 tonnes à l’année, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui avec les soucis en écloserie, en sachant que depuis un an et demi, j’ai constaté une hausse de la mortalité dans les deux premières semaines d’élevage en mer, ce qui n’était pas du tout le cas auparavant. Pour moi, ces deux problèmes sont liés : les bébés crevettes ne sont plus assez robustes depuis un moment. Je ne suis pas encore à l’arrêt, mais ça ne saurait tarder. Il me reste environ 800 kg de crevettes en cages. En sachant que mon cycle de production est de 6 mois, s’il n’y a pas de troisième cycle, on risque de perdre un an et demi de production. Mes deux employés sont déjà à l’arrêt », explique le jeune éleveur, démoralisé au point de songer à fermer son entreprise. « La filière n’est pas suffisamment sécurisée avec une seule écloserie », estime-t-il.

Quelles causes ?

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Vers un nouveau cycle de production à l’écloserie.

Toutes les possibilités sont explorées par les ingénieurs et les scientifiques. Une réunion s’est tenue à Vairao, cet après-midi, jeudi 1er juin 2023, pour faire le point avec l’ensemble des acteurs de la filière, en présence du ministre du secteur primaire, en charge de la recherche, de deux représentantes du ministère du travail et d’un vétérinaire de la biosécurité. À ce stade, les tests se poursuivent. « On n’a que des pistes. C’est une situation qui arrive dans les écloseries, généralement associée à deux types de causes : bactériennes ou nutritives. On a testé nos intrants en début d’année, et maintenant on a revu nos protocoles de base en les améliorant. On désinfecte plus et mieux nos installations, et on pousse les apports en aliments riches au niveau des géniteurs. On ajoute aussi des espèces de microalgues pour améliorer la croissance des larves. On travaille avec la Direction des ressources marines et l’Ifremer, mais on a aussi fait appel à des experts extérieurs », nous a expliqué Benoît Le Maréchal, directeur de la coopérative des aquaculteurs de Polynésie française, en amont de la rencontre.

Propositions techniques et soutien économique

La crevette bleue (Archive LDT).

Autour de la table, diverses propositions techniques ont été évoquées, soulevant plusieurs difficultés administratives et structurelles : autoriser l’importation de nouveaux intrants, de nouvelles souches de microalgues et de nouveaux géniteurs, mettre à jour les réglementations, rénover l’écloserie dont les infrastructures sont vieillissantes et sous-dimensionnées, ou encore prioriser la filière sinistrée. Sur le plan des aides économiques existantes, la Convention de soutien à l’emploi (CSE) pourrait prendre en charge jusqu’à la moitié des salaires des employés. Une subvention exceptionnelle pour tenter de maintenir la trésorerie des entreprises à flot a été évoquée, de même que la diminution des coûts d’achat des post-larves à la reprise. L’augmentation des quotas d’importation de crevettes surgelées n’a pas été discutée lors de la rencontre, mais la question se pose.

Prochaine échéance : le 22 juin

Les géniteurs sont actuellement en maturation avant fécondation. Le prochain cycle de production de post-larves sera lancé le 12 juin à l’écloserie. Les résultats sont attendus au plus tard le 22 juin. Les espoirs de cette filière emblématique sont suspendus à cette date fatidique.

Taivini Teai, ministre du secteur primaire, en charge de la recherche :

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« Une réflexion sur l’agencement des moyens structuraux et humains pour pérenniser la filière »

Plusieurs blocages administratifs ont été évoqués, notamment pour l’importation de nouveaux antibiotiques face à une éventuelle résistance. Sera-t-il possible d’y accéder rapidement ?

« L’importation de nouveaux antibiotiques s’est faite en contact avec des spécialistes hawaiiens et australiens, qui les ont recommandés. J’espère que ce sera une importation exceptionnelle de façon à maîtriser les productions de post-larves. Au-delà de ça, c’est une démarche qui conduira à une réflexion sur l’agencement des moyens structuraux et humains pour permettre à cette filière d’être pérenne. On réagit pour surmonter concrètement ce problème, sinon c’est toute la filière qui va en pâtir ».

La rénovation des infrastructures de l’écloserie, voire la création d’une seconde écloserie, a été demandée à plus long terme. Est-ce envisageable ?

« J’ai pris mon portefeuille très récemment. Il y a des nécessités de foncier et de lois de Pays, mais j’ai très bien entendu ce facteur impérieux de créer une nouvelle écloserie, ou en tout cas d’avoir un centre dédié à l’écloserie des différentes espèces marines qui soit excentré des sites de production de façon à préserver ces ressources, pour faire en sorte que nos chercheurs puissent développer d’autres techniques et le patrimoine génétique indépendamment des zones d’exploitation ».