Santé mentale : professionnels et monde associatif tirent la sonnette d’alarme

Lewis Laille (au centre), fondateur de l'association Taputea Ora avec à sa gauche, Ranitea Faaura,chargée de développement et de coordination de l'association et à sa droite, Pitu Ateni, le président. (Photo : Taputea Ora)
Lewis Laille (au centre), fondateur de l'association Taputea Ora avec à sa gauche, Ranitea Faaura,chargée de développement et de coordination de l'association et à sa droite, Pitu Ateni, le président. (Photo : Taputea Ora)
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Dépression, bipolarité, schizophrénie, troubles anxieux… des mots qui peuvent faire peur à une grande partie de la population et pour lesquels, des raccourcis péjoratifs tels que “fou” ou bien encore “malade mental” sont encore bien trop souvent utilisés. Cependant, le constat est là. Le monde associatif et les professionnels de santé sont unanimes : depuis la sortie de crise Covid-19, la situation sur la santé mentale en Polynésie ne va pas en s’améliorant. Et d’ajouter : “Personne n’est à l’abri.” État des lieux d’une situation internationale, qui sévit également en Polynésie française.

Pour l’association Taputea Ora et ses membres ainsi que pour le médecin psychiatre Johan Sebti, chef du département psychiatrie du Centre hospitalier de la Polynésie française (CHPF) et ses équipes, la prise en considération et la fin de la stigmatisation des maladies liées aux troubles mentaux est urgente, tant la situation devient préoccupante.

Alors qu’il était permis de penser que c’était pendant la crise sanitaire, notamment durant les périodes de confinement, que les risques d’impacts sur la santé mentale étaient les plus importants, il semble que ce soit l’effet inverse qui ait eu lieu et que l’après-crise ait eu des conséquences bien plus néfastes sur notre santé mentale.

Alors que nos esprits durant la crise étaient essentiellement concentrés sur la “lutte contre le Covid”, l’après-crise a pu avoir comme conséquences de réveiller des craintes et des angoisses comme l’éco-anxiété, la peur de l’avenir, les craintes économiques et sociales…

Entre 2010 et 2023, hausse de 53% des tentatives de suicide

Comme l’explique le taote Sebti, il est possible d’analyser cela de la manière suivante : “pendant le Covid, il y a eu une décharge de stress massive où les esprits étaient concentrés, focalisés sur une adversité extérieure, qui a pu faire rempart par rapport à d’autres facteurs de stress. Cela aurait finalement pu avoir un impact protecteur. Et finalement, après la crise Covid, il peut y avoir eu un double impact avec une sur-sensibilité à la souffrance psychique.”

En 2017, le département psychiatrie du CHPF a comptabilisé 997 hospitalisations soit 26000 journées d’hospitalisation et 1784 actes médicaux par mois. En 2019, il y a eu 22 000 journées d’hospitalisation. En 2021, 16 000 journées avec 4000 actes médicaux par mois. En 2022, soit après la crise sanitaire, le nombre de jours d’hospitalisation a augmenté de 22 %, avec 19 500 jours d’hospitalisation. Bilan à tirer : un nombre de cas plus sévères nécessitant une hospitalisation en nette progression. Alors que la tendance était à la décroissance jusqu’à la fin du Covid, on assiste ensuite à une augmentation.

En 2010, seules 14% des personnes ayant tenté de mettre fin à leurs jours n’avaient pas de troubles mentaux connus. Aujourd’hui, c’est 50 %.
(Photo STS)

Afin d’essayer de comprendre les effets de la crise Covid sur la santé mentale, les équipes du service psychiatrique ont analysé les données liées aux tentatives de suicide sur une période de trois années, d’avril 2020 à mars 2023. Les années 2008-2010 ont servi de point de référence, ou l’incidence mesurée à l’époque était d’environ 78 tentatives pour 100 000 habitants (Etude réalisée entre 2008 et 2010 par Stéphane Amadeo : https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S016503271500470X?via%3Dihub).

Les résultats préliminaires de l’étude, en cours de validation, montrent qu’entre avril 2020 et mars 2021, le taux mesuré était de 102/100 000 habitants, soit 30% d’augmentation. D’avril 2021 à mars 2022, le taux est en légère baisse avec 94 tentatives pour 100 000 habitants. Enfin, sur la troisième année, entre avril 2022 à mars 2023, on constate une forte progression avec 123 tentatives pour 100 000 habitants. Entre 2010 et 2023, l’augmentation du nombre de tentatives de suicide constatées est de 53 % ! Autre information importante communiquée par le médecin, l’augmentation régulière des appels reçus par la ligne d’écoute de l’association SOS Suicide : 947 en 2019 contre 1574 en 2022…

Suicide : pas forcément d’antécédents psychiatriques

Plusieurs hypothèses peuvent expliquer cela, après Covid. Les paramètres socio-économiques (moins d’argent , plus de stress, perte d’emploi…), familiaux (conflits, violences, abus) ou encore les effets rebond, c’est-à-dire les gens qui ont fait des rechutes bien qu’ayant été suivies correctement au préalable.  

A propos de la population concernée par ces tentatives de suicide, les femmes sont souvent majoritaires avec une représentation à 60 %. Sur ces tentatives, dans la moitié des cas, il s’agit de personnes qui n’ont pas forcément de troubles psychiatriques.

En 2010, indique Taote Sebti, seules 14% des personnes ayant tenté de mettre fin à leurs jours n’avaient pas de troubles mentaux connus. Aujourd’hui, c’est 50 %. Et enfin, autre constat alarmant, sur toutes ces tentatives de suicides, la moitié des personnes étaient âgées entre 10 et 30 ans.

Sur la tranche d’âge des 10-19 ans, sur la période avril 2020 à mars 2023, le taux moyen de tentatives de suicide est de 150 pour 100 000 habitants. Plus alarmant encore, le taux moyen de tentatives de suicide chez les 20-29 ans : 250 pour 100 000 habitants. A titre de comparaison, le taux moyen sur la même période est de 106 pour 100 000 habitants.

Bilan d’activité 2022 Taputea Ora. (Source : Taputea Ora)

Ce problème de santé mentale chez les jeunes, Lewis Laille et Ranitea Faaura, de l’association Taputea Ora, le rencontrent également. Les jeunes sont de plus en plus concernés et les moins de 14 ans, comme ils précisent, sont particulièrement touchés.

Leur association est de plus en plus sollicitée par les jeunes générations. Et cette demande est multifactorielle indique Lewis : troubles post-traumatiques, troubles anxiogènes, harcèlement scolaire, violences intra-familiales, enfants moins armés pour faire face aux difficultés de la vie…

 “On ne naît pas schizophrène, ou bipolaire” explique Lewis Laille. “Il peut y avoir des prédispositions génétiques mais personne n’est à l’abri.”
(Photo STS)

Sans oublier le pakalolo. Beaucoup de jeunes qui sollicitent Taputea Ora en sont consommateurs. Taote Sebti confirme d’ailleurs cela par des chiffres : “Sur les jeunes reçus, au moment du diagnostic, entre 90 et 95 % sont des consommateurs de paka. Et plus on consomme jeune, plus on augmente les risques.

“Un élément de la vie peut être un élément déclencheur”

Lewis et Ranitea confirment aussi la tendance de l’après-Covid. Le nombre de personnes faisant appel à leur soutien n’a cessé de croître. Alors que l’association démarrait avec 30 membres en 2019, elle en est aujourd’hui à 80, sans compter le nombre de non-adhérents qui ne cesse d’augmenter lors des conférences que l’association organise, par exemple.

Enfin l’association Taputea Ora et le taote Sebti tiennent à rappeler une chose : “personne n’est à l’abri.” Nul n’est protégé face aux risques liés à la santé mentale. Pour le chef du département psychiatrie du CHPF : “L’aspect génétique est réel mais pas automatique. Un élément de la vie peut être un élément déclencheur. Par exemple les situations post-traumatiques des militaires On ne peut pas prédire le risque de développer un trouble psychique.” Et selon Lewis : “On ne naît pas schizophrène, ou bipolaire. Il peut y avoir des prédispositions génétiques mais personne n’est à l’abri. Tout le monde est concerné. Il faut prendre soin de son cerveau. Et cela touche toutes les catégories socio-professionnelles.”

L’importance de détecter et de soigner

L’association Taputea Ora et le taote Sebti ne cessent également de rappeler l’importance de la détection et de la prise en charge précoce du patient. Détecter rapidement le problème, c’est pouvoir assurer des soins de qualités à la personne malade. Pour se faire et aider à la détection, il sera amené à se développer de plus en plus, sur le territoires des formations “premiers secours en santé mentale”. Celles-ci ont un coût non négligeable mais permettent d’établir un premier diagnostic. En métropole, c’est la PSSM qui est habilitée à dispenser ces formations: https://pssmfrance.fr/

Une fois le diagnostic établit, sauf pathologie sévère nécessitant une hospitalisation, il n’est aujourd’hui plus forcément nécessaire de se rendre à Jean Prince pour se faire soigner, précisent le corps médical et l’association. En effet, depuis plusieurs années, un virage ambulatoire des prises en charge des patients à été engagé. Les professionnels de santé se déplacent désormais, en fonction des effectifs, de plus en plus souvent au domicile du patient. De plus, depuis environ deux années, il existe aussi un centre de consultation à Taravao. La difficulté de la prise en charge reste cependant réelle pour les autres archipels.

L’association Taputea Ora

Lewis Laille fonde l’association Taputea Ora (arc-en-ciel) en mars 2019. Il en est aujourd’hui le trésorier et membre actif. Ranitea Faaura en est la chargée de développement et de coordination. Pitu Ateni le président. Tous, et les autres membres de l’association, accompagnent, aident, soutiennent, écoutent les personnes atteintes de troubles mentaux ou leurs proches. Ateliers de relaxation, de sophrologie, groupes de parole et d’écoute, sont quelques exemples de ce qui peut être proposé par l’association. L’association est affiliée à l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (UNAFAM).

https://sante-mentale-polynesie.com/

Numéro de téléphone : : 89.46.46.47 | 89.73.61.95

Courriel : association.taputeaora@gmail.com

Vers la création d’une cellule d’urgence médico-psychologique (CUMP) ?

Le taote Charles-Henri Martin, médecin psychiatre et référent CUMP pour la partie sud-ouest de France, est sur le territoire pour assurer des formations de volontaires (des professionnels de santé, NDLR) à l’urgence médico-psychologique. Il était venu déjà en Polynésie française en renfort durant la crise Covid.

Qu’est que la CUMP ? Il s’agit d’une cellule médicale qui assure la prise en charge médico-psychologique urgente des victimes des événements psycho-traumatisants (catastrophes, attentats). En France, il existe une CUMP par département. Chaque CUMP est rattachée au SAMU et joignable via le 15 ou le 112

SOS SUICIDE

Téléphone : 444 767 / 87 20 25 23 / 89 20 25 23

Courriel : sossuicide@mail.pf

Département de psychiatrie

Site du Taaone – Pirae

Téléphone : CONSULTATIONS : secrétariat : 40 48 4730 ou 40 48 4736

Téléphone : HOSPITALISATION : secrétariat : 40 48 4726