Selon Météo-France, El Niño est bien là, et ce sera “peut-être un super El Niño”

Sophie Martinoni-Lapierre, la directrice de Météo-France en Polynésie française, avait confirmé dès le mois d'avril à La Dépêche que le phénomène El Niño était déjà là, avec 50% de risque qu'il s'agisse d'un "super El Niño". (Photo : Damien Grivois)
Sophie Martinoni-Lapierre, la directrice de Météo-France en Polynésie française, avait confirmé dès le mois d'avril à La Dépêche que le phénomène El Niño était déjà là, avec 50% de risque qu'il s'agisse d'un "super El Niño". (Photo : Damien Grivois)
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Alors que partout sur la planète la machine climatique semble s’emballer bien plus vite que prévu par les scénarios les plus sombres, c’est le phénomène El Niño qui est de retour dans le Pacifique pour la prochaine saison chaude. La Dépêche a rencontré Sophie Martinoni-Lapierre, la directrice de Météo-France en Polynésie française, qui explique que toutes les agences météo du Pacifique confirment que El Niño est déjà là.

Et il s’agira peut-être, comme en 1982-1983 ou en 1997-1998, d’un “super El Niño” susceptible de représenter une menace cyclonique comme Tahiti et ses îles n’en avaient plus vécu depuis au moins 7 ans. L’anomalie de température des eaux de surface a dépassé les + 0,8 degrés Celcius, l’océan devrait monter de 10 cm aux Marquises et au nord des Tuamotu, des “pluies extrêmes” sont à craindre.


Doit-on vraiment redouter un retour d’El Niño à la prochaine saison chaude ?

Cela fait 7 ans que la Polynésie française n’a pas connu de phénomène El Niño. La nouveauté de ce mois de juillet 2023, c’est la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), l’agence américaine qui a déclaré que le phénomène était désormais bien en place dans le bassin Pacifique.

Chaque El Niño a sa propre histoire et ses propres caractéristiques, il n’est pas encore possible actuellement de déterminer quelle sera la puissance du phénomène. On parle beaucoup de “super El Niño” mais en l’état actuel des choses, on sait seulement qu’il sera au moins de niveau modéré. Le risque de tomber sur un “super El Niño” reste de 50%.

Les précédents “super El Niño” datent de 1982/1983 avec une incroyable série de cyclones, 1997/1998 avec les cyclones Osea et Martin, et 2015/2016, avec une seule dépression tropicale nommée (2018/2019 était un faible El Niño).

Que faut-il redouter du phénomène El Niño à Tahiti comme dans les archipels ?

El Niño signifie un risque plus important de cyclones dans notre région, mais aussi de cyclones plus violents. Mais surtout, on peut s’attendre à des cumuls de précipitations plus importants que d’habitude, surtout sur les îles du nord du territoire polynésien, en particulier les Marquises qui devraient retrouver des conditions de pluie plus fortes et le nord des Tuamotu.

C’est une zone qui a beaucoup souffert de la sécheresse avec le phénomène contraire, la Nina. Des évènements de pluies extrêmes sont à craindre sur cette zone. En revanche, les Australes devraient connaître des cumuls de précipitation plutôt moins forts que d’habitude.

En fonctionnement “neutre”, le Pacifique a une zone d’eau chaude qui est plutôt centrée vers l’ouest du domaine océanique, avec des alizés bien établis qui assurent la remontée de courants froids le long des côtes de l’Amérique du sud. Avec El Niño, les températures de surface sont encore plus chaudes et se déplacent vers l’est, ce qui constitue l’anomalie.

La température de l’eau, c’est le “moteur” d’un cyclone ?

Oui, mais ce n’est pas le seul. Il faut aussi des conditions de cisaillement des vents compatibles avec la mise en place d’une cyclogénèse. Météo-France s’intéresse beaucoup à la température de l’eau mais aussi aux conditions atmosphériques.

En période El Niño, il y a davantage de vents d’Ouest et c’est d’ailleurs très intéressant dans l’histoire du peuplement de la Polynésie : les archéologues ont mis en évidence que les Polynésiens d’antan effectuaient des grands trajets en pirogue durant les phases El Niño.

Enfin, on va assister à une élévation du niveau moyen de l’océan, surtout pour Nord Tuamotu et Marquises, qu’on évalue approximativement à 10 cm sur la seule saison chaude à venir, ça n’est pas négligeable.

“L’anomalie de température de surface de la mer
a dépassé les + 0,8 degrés Celcius”

Faut-il distinguer El Niño du problème du réchauffement climatique ?

En fait, les deux se superposent, s’additionnent. Il y a probablement un rapport entre les records de température établis fin juin et début juillet au niveau global, et la mise en place de cet El Niño. El Niño est un évènement climatique mondial puisque ses répercussions sont mondiales, même si il est plus difficile d’établir des liens entre la météo européenne et El Niño.

En revanche, c’est évident pour l’Amérique ou l’Australie. Jusqu’un juin, on parlait de “prévision” de mise en place d’El Niño. Maintenant c’est clair : le phénomène El Niño est bel est bien là, c’est confirmé par toutes les agences qui observent la même zone de l’océan Pacifique.

L’anomalie de température de surface de la mer a dépassé les + 0,8 degrés Celcius et des changements atmosphériques ont été observés. Les eaux chaudes sont en général moins favorables pour les flottilles de pêche.

Face à ces conditions qui se mettent en place, quelle est la position publique de Météo-France ? Alerter sans alarmer ? Faut-il déjà anticiper une saison chaude mouvementée ?

Les autorités sont bien sûr attentives à la mise en place d’El Niño. Il n’est pas encore possible de fournir des prévisions de probabilité de risque cyclonique, ce sera plutôt en octobre.

Il faut rester prudents. Car sur les trois derniers “super El Niño”, deux ont été riches en activité cyclonique mais le troisième a été plutôt pauvre. Il ne faut pas s’alarmer trop tôt, mais oui il faut commencer à se préparer.

L’Europe aligne record de température sur record de température. Comment se traduit le réchauffement climatique dans les archipels de la Polynésie française ?

Notre zone se réchauffe aussi, mais c’est plus difficile à analyser dans la mesure où les grands phénomènes océaniques viennent brouiller l’effet du changement climatique, qui de toute façon n’est linéaire dans aucune région du monde.

La dernière saison chaude très mouvementée pour la Polynésie française date de 25 ans, en 1997-1998.
(Archives La Dépêche)

On constate un réchauffement à la fois atmosphérique, de l’ordre de 1 degré Celcius au cours des 50 dernières années. On assiste à une hausse plus importante sur les températures minimales : il fait de plus en plus chaud la nuit. Enfin, l’océan monte en température également avec une hausse de +0,9 degré Celcius depuis 1982.

“L’inaction n’est pas une option”

Ce scénario est-il réversible ?

Non, il y a un important effet d’inertie : même si on stoppait tout rejet de Co2 dans l’atmosphère, les océans vont continuer à se réchauffer et à voir leur niveau monter pendant des dizaines d’années. Mais ça ne doit pas nous engager à l’inaction : il faut penser aux générations futures qui seront impactées. Les points de rupture qui mettraient en cause par exemple l’existence de certains courants océaniques n’ont pas encore été franchis, mais ça reste des scénarios redoutés. L’inaction n’est pas une option.

On ne peut pas parler d’emballement climatique plutôt que de réchauffement ?

On ne peut pas parler d’emballement du système climatique. On assiste cependant à la multiplication de certains évènements extrêmes dans de nombreuses régions du monde : des dépassements d’extrêmes en matière de canicule, avec pour conséquences des feux de forêt gigantesques, ou des précipitations plus intenses avec des inondations.

En qualité de météorologue, redoutez-vous le climato-scepticisme et l’action des lobbies susceptibles d’être impactés par de nouvelles mesures politiques de limitation des émissions de gaz à effet de serre ?

Il est vrai qu’on a vu par exemple en Europe des services météo être accusés de diffuser de fausses informations dans des situations extrêmes. Plutôt que d’opter pour l’action face au dérèglement, certains préfèrent chercher des boucs-émissaires.

Au niveau de la Polynésie, on n’a pas du tout ce type de réactions. Les opérateurs avec lesquels on travaille sont plutôt des personnes très conscientes du changement climatique, et donc prêtes à envisager des actions et des efforts. En milieu tropical, on confond parfois la météorologie et le climat. En matière climatique, on sait très bien juger de la pertinence de nos modèles en leur faisant rejouer des scénarios du passé, nous savons quel degré de confiance accorder à nos projections.

Propos recueillis par Damien Grivois