
“La présidente de l’Autorité polynésienne de la concurrence (APC) répète à l’envi que deux éléments lui manquent absolument, dans le code de la concurrence, pour pouvoir exercer efficacement ses missions de protection de la concurrence.
Elle l’a dit à la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, au Conseil économique, social et environnemental de métropole (CESE), l’a écrit dans plusieurs articles de revues juridiques (Concurrences, Journal de Droit Comparé du Pacifique), l’a soutenu via son représentant au colloque de l’Autorité de la concurrence de la Nouvelle-Calédonie en juillet 2022, l’a répété encore et encore dans d’innombrables médias locaux (dont, tout récemment, Tahiti Infos du 24 août 2023) et pousse cette idée auprès des gouvernements successifs depuis au moins le dernier trimestre de l’année 2022, en appelant de ses vœux impérieux un nouveau projet de loi du pays réformant le code de la concurrence.
Les deux outils prétendument manquant à la “boîte à outils” de l’APC sont (les citations proviennent de l’article précité) “l’interdiction des exclusivités d’importation” et les injonctions structurelles, c’est-à-dire la possibilité de “prendre des injonctions contre certains groupes et forcer à céder certains actifs, s’il est considéré que la structure de l’entreprise est à l’origine d’un défaut de concurrence”. Des outils introduits en 2012 par la loi Lurel pour les outre-mer soumis au droit métropolitain (ce qui n’est pas le cas de la Polynésie française, rappelons-le) et dont le Pays aurait, selon la présidente de l’APC, grand besoin pour lutter contre la “vie chère”, bien qu’ils n’aient pas prouvé leur efficacité, comme le montrent les évolutions de prix des outre-mer concernés.
L’interdiction “automatique” des exclusivités d’importation
Le but du droit de la concurrence est d’empêcher les comportements anticoncurrentiels et, s’ils adviennent malgré tout, de les sanctionner. S’agissant des exclusivités d’importation (c’est-à-dire le fait que, pour une marque donnée, un seul importateur local soit à l’origine de l’import), rien ne prouve cependant qu’elles génèrent par elles-mêmes un problème de concurrence, dès lors qu’il existe des produits concurrents importés par d’autres importateurs, fussent-ils exclusifs eux aussi.
Le consommateur reste libre de choisir entre différents gels douche, différents légumes en conserve, différentes bouteilles de vin et que sais-je encore. Du moment que les différents importateurs se font effectivement concurrence (et bien sûr qu’ils ne sont pas en “entente”), en général la pression concurrentielle demeure forte.
Il peut arriver cependant que, dans certains cas, l’accord exclusif pose problème. En pareil cas (entente, abus de domination), l’APC dispose déjà des moyens pour agir dès lors que la pratique anticoncurrentielle est démontrée. Tous les enseignements de la science économique, depuis des dizaines d’années, convergent dans ce sens, aussi bien au plan théorique qu’empirique.
La loi Lurel a pourtant prévu, en 2012, une interdiction automatique des exclusivités d’importation. Elle considère donc, au mépris de la connaissance accumulée, que les droits exclusifs d’importation sont systématiquement néfastes. Depuis 11 ans, elle est appliquée dans les outre-mer dont l’autorité métropolitaine a la charge. De nombreuses sanctions ont été prononcées sans résultat : aucune baisse des prix induite par ce mécanisme législatif ne peut être prouvée.
En revanche, les entreprises ultramarines sont systématiquement exposées à des sanctions, même lorsque l’exclusivité est “de fait” et ne résulte pas de contrats spécifiques (exclusivité “de droit”), car pour les juges l’exclusivité d’importation en outre-mer “constitue une infraction en soi, indépendamment de son impact présumé, potentiel ou réel, sur le fonctionnement de la concurrence” (CA Paris 9 juin 2022, Nicolas Feuillate) alors que, bien souvent, ce sont les producteurs étrangers eux-mêmes qui ne souhaitent pas – assez légitimement d’ailleurs – s’embarrasser d’une pluralité d’importateurs pour des territoires aussi petits.
Alors pourquoi réclamer cette automaticité de l’interdiction en Polynésie française ? Est-il impossible pour l’APC de sanctionner des accords d’exclusivité qui seraient anticoncurrentiels et donc néfastes pour le consommateur polynésien ? Bien sûr que non ! Les articles LP. 200-1 et LP 200-2 du code de la concurrence permettent évidemment une telle sanction.
Seulement, si un accord d’exclusivité est anticoncurrentiel, il appartiendra à l’APC de le démontrer par une enquête circonstanciée, et non de l’épingler automatiquement (quitte à condamner des accords anodins, voire bénéfiques). C’est sûr, c’est plus fatigant… et moins médiatique. Mais c’est pour obtenir des résultats concrets que le Pays a mis en place une Autorité censément constituée de techniciens spécialisés, qui bénéficient de salaires considérables. Cette fausse bonne idée aurait-elle pour finalité de masquer des carences alors qu’il ne faut pas plus en attendre une baisse des prix en Polynésie que dans les autres outre-mer ?
Les “injonctions structurelles”
Ce système ayant pour but de permettre à l’Autorité de la concurrence métropolitaine de contraindre des entreprises (de distribution) à la revente d’actifs a également été introduit par la loi Lurel pour les outre-mer. C’est un outil d’une rare violence puisqu’il peut, en théorie, obliger un distributeur à vendre, contre son gré, un magasin qui lui appartient, voire qu’il a lui-même construit. Une sérieuse limite au droit de propriété qui peut évidemment freiner les incitations à investir.
On notera d’ailleurs que son extension à la métropole, voulue par la loi Macron en 2015, a été dénoncée comme liberticide par le Conseil constitutionnel. L’arme atomique ne vaut donc que pour les outre-mer. Dont acte… ce n’est finalement pas la première fois.
Le problème est que la mesure, très médiatisée à l’origine, s’est très vite avérée inapplicable, pour deux raisons. La première, c’est que la loi Lurel fonde son déclenchement sur un niveau de prix ou de marges élevés, sans qu’il soit possible de déterminer efficacement un référentiel de comparaison. La seconde, induite par la première, est que toute injonction structurelle fondée sur ce dispositif revient à une sanction sans faute (puisqu’elle ne résulte pas d’une pratique anticoncurrentielle) et serait donc très vraisemblablement balayée par la juridiction de recours.
L’Autorité de la concurrence française (et l’Autorité calédonienne qui dispose du même outil) se sont exprimées sur la question à plusieurs reprises en expliquant ces deux aspects. Alors pourquoi réclamer un outil aujourd’hui unanimement reconnu comme inefficace ?
Le pire ne se situe pourtant pas dans cette question. Le pire, en effet, c’est que les injonctions structurelles existent déjà en droit polynésien avec l’article LP. 641-3 du code de la concurrence ! La différence avec la loi Lurel, cependant, c’est que leur activation nécessite d’avoir prouvé au préalable la pratique anticoncurrentielle qui en justifie le prononcé. Là encore, la qualification implique du travail… c’est fiu.
Mais une fois que l’entreprise de distribution fautive a été sanctionnée pour abus de position dominante, toute réitération ultérieure d’un autre abus peut ainsi être rattachée à une structure de marché telle qu’elle induit la faute et justifie ainsi sa correction. L’APC peut alors prononcer des injonctions structurelles qui, cette fois, ne constituent pas une sanction sans faute, mais viennent bien réprimer un comportement anticoncurrentiel.
Ainsi, non seulement les injonctions structurelles sont possibles en droit polynésien, mais elles seront efficaces contrairement à celles, inapplicables, des droits français et calédonien, puisqu’elles évitent l’écueil d’une comparaison impossible avec un hypothétique et discutable niveau de prix ou de marges de référence. De même, elles contournent la probabilité presque certaine de voir le jugement cassé en appel, la condamnation sanctionnant un comportement anticoncurrentiel avéré et non supposé.
Moins de communication, plus de travail
La présidente de l’APC a déclaré à de multiples reprises manquer des outils nécessaires pour réaliser sa mission convenablement. Mais la réalité s’impose : l’APC dispose de tout l’arsenal nécessaire à la sanction des pratiques anticoncurrentielles. Encore faut-il s’en donner la peine, peut-être en affectant plus de moyens internes aux enquêtes et moins à la communication ou aux déplacements internationaux dont l’intérêt pour le contribuable-financeur polynésien est loin d’apparaître clairement.
On notera que cette communication plaintive ne fait que reprendre les mantras connus de son prédécesseur, M. Jacques Mérot. On se souvient également que cet aveuglement ne l’a pas conduit à prendre les bonnes décisions.
Quoi qu’il en soit, il existe dans ce Pays plusieurs personnalités reconnues pour leurs compétences en matière d’économie et de droit de la concurrence et, même s’il est fatigant de devoir reprendre systématiquement les fondamentaux pour tenter de remettre l’église au centre du village (et souligner l’inexactitude de certaines prises de parole), nous continuerons à nous y atteler tant qu’il sera nécessaire de le faire.
Les enjeux pour les Polynésiens, entreprises comme consommateurs, sont en effet trop importants pour que l’on sacrifie la réalité scientifique à son confort personnel ou à une médiatisation autocentrée. Alors que l’on se retrousse les manches et que l’on se mette vraiment au boulot, parce qu’il y a de quoi faire et que la population attend.
Notons enfin que le collège de l’Autorité (hors sa présidente) doit être renouvelé avant le 1er octobre prochain. Les prochaines nominations seront fondamentales pour espérer recentrer l’Autorité sur ses missions réelles, et particulièrement la traque des pratiques anticoncurrentielles. Nous comptons tous sur le nouveau gouvernement pour insuffler une énergie nouvelle et enfin collégiale à l’APC.”
Florent Venayre,
Professeur en sciences économiques