Un laboratoire d’idées invite la France à “recalibrer” sa stratégie en Indo-Pacifique

Jérémy Bachelier et Céline Pajon viennent de publier "La France dans l’Indo-Pacifique. Pour une posture stratégique pragmatique", dans le 117e numéro de Focus stratégique, une publication de l’Institut français des relations internationales (IFRI).
(Photo Forces armées)
Temps de lecture : 4 min.

“Alors que la rivalité sino-américaine atteint aujourd’hui son paroxysme et que la probabilité d’un affrontement dans la région semble plus importante que jamais, cette étude plaide pour un recalibrage de la posture stratégique de la France dans l’Indo-Pacifique, fondé sur un recadrage réaliste des ambitions et une analyse de ses intérêts fondamentaux et des menaces qui pèsent sur eux.”

Jérémy Bachelier et Céline Pajon viennent de publier “La France dans l’Indo-Pacifique. Pour une posture stratégique pragmatique”, dans le 117e numéro de Focus stratégique, une publication de l’Institut français des relations internationales (IFRI), centre de recherche et de débat indépendant consacré à l’analyse des questions internationales.

Jérémy Bachelier est chercheur au sein du Laboratoire de recherche sur la Défense (LRD) du Centre des études de sécurité (CES) de l’Ifri, où il contribue aux études relatives à la région Indo-Pacifique et aux enjeux maritimes, sécuritaires, capacitaires et stratégiques français.

Céline Pajon est chercheure, spécialiste du Japon et de l’Indo-Pacifique à l’Ifri depuis 2008. Elle analyse les évolutions de la politique étrangère et de défense japonaise. Ses recherches couvrent également les relations internationales et la géostratégie de la région Indo-Pacifique. Elle pilote le programme de recherche sur l’Océanie de l’Ifri, mis en place en 2022.

“Le choc du pacte de sécurité AUKUS, signé entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni en septembre 2021, a mis en évidence les limites et contradictions diplomatico-militaires de la posture stratégique de la France dans l’Indo-Pacifique : d’une part, une posture équilibriste difficilement tenable dans un contexte de forte dégradation sécuritaire et, d’autre part, un fossé entre les ambitions et le niveau d’engagement opérationnel dans cette région” écrivent les deux chercheurs dans cet article.

Une stratégie à redéfinir

La stratégie de la France vise à protéger ses intérêts souverains, réduire les risques d’instabilité dus aux tensions interétatiques, à l’expansion chinoise, aux risques transversaux, mais aussi à peser sur l’équilibre stratégique de la région, en s’appuyant sur les notions de “puissance d’équilibre(s)” et de “troisième voie”, au-delà des seuls États- Unis et de la Chine.

Les auteurs admettent que la France dispose de nombreux atouts pour agir dans cette zone: ses territoires insulaires et maritimes, ses forces prépositionnées, ses déploiements militaires polyvalents ainsi que ses nombreux partenaires locaux.

“Elle doit cependant encore relever un certain nombre de défis pour clarifier une posture diplomatique qui est parfois mal comprise et qui l’enferme dans l’étau sino-américain, mettre en adéquation ses ambitions et ses moyens, toujours insuffisants au vu des missions et des élongations, et renforcer son ancrage régional, notamment par la clarification de ses relations à ses territoires d’outre-mer” estiment Jérémy Bachelier et Céline Pajon.

Ils alertent également. Selon eux, “la détérioration de l’environnement sécuritaire en Indo-Pacifique constitue une menace considérable pour les intérêts français et européens”. En conséquence, “Paris doit prendre toute la mesure des conséquences globales qu’aurait une crise majeure”.

Les enjeux de sécurité maritime, de sécurité environnementale et de gestion des communs (océans, espace), qualifiés de “risques de sécurité non traditionnels”, sont par ailleurs “déjà sources de tensions croissantes et constituent des facteurs de conflit à moyen terme.”

Pour une posture “plus pragmatique”

Selon les deux chercheurs, quatre zones à haut risque de conflit se distinguent particulièrement pour les intérêts de la France : le détroit de Taïwan, la mer de Chine méridionale, le pourtour de la péninsule coréenne et le nord de l’océan Indien (autour de la question iranienne).

Les crises potentielles “impacteraient fortement le transport maritime, l’approvisionnement énergétique et le flux numérique et poseraient à la France a minima un triple défi : la protection de ses territoires ultramarins et de ses ressortissants, la sécurisation des flux maritimes ainsi que la crédibilité de son rôle de puissance au sein de l’Indo-Pacifique et plus largement la préservation de son statut sur l’échiquier international.”

L’étude considère qu’il serait souhaitable de faire évoluer l’approche stratégique française vers davantage de pragmatisme. Agir comme une “puissance d’équilibres” doit rester une aspiration “idéaliste” et “céder le pas à une posture plus pragmatique, notamment face aux États-Unis”.

Pour les rédacteurs de l’Ifri, cette posture de clarté “permettrait à la France de s’associer à des initiatives ou regroupements pertinents et efficaces”. La posture de défense en Indo-Pacifique devant notamment s’appuyer sur une progressive montée en puissance capacitaire, une réforme de la gouvernance est souhaitée, spécialement en Asie-Pacifique “où l’organisation actuelle est peu lisible.”

L’article propose une “densification et un renforcement” des points d’appui aéromaritimes français, “indispensables à la crédibilité et la résilience de l’action des forces armées françaises dans la région”. anticipée.

“Clarifier, renforcer, repenser, ajuster, améliorer…”,
les propositions de l’étude

Plusieurs recommandations sont formulées dans cette étude, avec pour objectif de clarifier, rationaliser et renforcer la posture stratégique française dans l’Indo-Pacifique :

Clarifier la ligne diplomatique dans la rivalité sino-américaine : agir comme une” puissance d’équilibres” doit rester une aspiration idéaliste et céder le pas à une posture plus pragmatique, notamment vis-à-vis des États-Unis.

Renforcer la notion de puissance partenariale : une posture de clarté permettrait à la France de s’associer à des initiatives ou regroupements pertinents et efficaces, et d’être plus proactive dans la mise en place de réseaux et de clusters.

Renforcer la coordination avec les collectivités d’outre-mer, en prenant en compte leurs préoccupations et en les intégrant à la définition et la mise en œuvre de la stratégie française en Indo- Pacifique.

Repenser le mode de représentation des territoires d’outre-mer dans les organisations régionales et dialogues internationaux.

Ajuster et simplifier la gouvernance interarmées en Asie- Pacifique par une redéfinition des zones de responsabilité des autorités militaires.

Travailler à l’établissement de réels points d’appui aéromaritimes à Singapour, en Inde, en Australie et au Japon pour soutenir logistiquement les déploiements menés dans le nord de l’Indo- Pacifique.

Améliorer les capacités des forces de souveraineté en positionnant dans les meilleurs délais des bâtiments de surface dotés de capacités accrues, notamment en matière de lutte anti-sous-marine, et en développant une filière drone de surface comme sous-marine, permettant d’améliorer la surveillance de l’immense domaine maritime français en Indo-Pacifique.

Agir face à la contestation des espaces maritimes par un dialogue et un soutien, opérationnel comme juridique, renforcés avec les pays du Sud-Est asiatique : sécurité maritime, lutte contre la pêche illégale et la pollution maritime, soutien accru face aux catastrophes naturelles ou humanitaires.

Développer des pôles régionaux de sécurité maritime en océan Indien et en Asie du Sud-Est.

Anticiper une crise majeure et le rôle de la France dans cette région avec le possible déploiement d’un groupe aéronaval dans le nord de l’océan Indien avec les pays européens en mesure d’y contribuer (Italie et Royaume-Uni en particulier).

Focus stratégique. Les questions de sécurité exigent une approche intégrée, qui prenne en compte à la fois les aspects régionaux et globaux, les dynamiques technologiques et militaires mais aussi médiatiques et humaines, ou encore la dimension nouvelle acquise par le terrorisme ou la stabilisation post- conflit.