Vincent Dropsy: “le tourisme durable ne peut complètement compenser l’argent de l’Etat”

"Si on voulait obtenir 200 milliards de francs pour remplacer les transferts de l’Etat, ce ne sont pas 600 000 touristes/an qu’il faudrait viser mais un objectif cinq fois supérieur !" estime l'économiste Vincent Dropsy.
"Si on voulait obtenir 200 milliards de francs pour remplacer les transferts de l’Etat, ce ne sont pas 600 000 touristes/an qu’il faudrait viser mais un objectif cinq fois supérieur !" estime l'économiste Vincent Dropsy. (Photo : Damien Grivois)
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Professeur en Sciences économiques à l’Université de la Polynésie française, l’économiste Vincent Dropsy explique que si on voulait obtenir 200 milliards de francs par an pour remplacer les transferts financiers de l’Etat, ce ne sont pas 600 000 touristes/an qu’il faudrait viser, comme l’a prétendu le Tavini huiraatira, mais un objectif… cinq fois supérieur au nombre actuel ! Il évoque les pistes fiscales qui pourraient être celles du gouvernement Brotherson qui s’est engagé, à terme, à supprimer la fameuse “TVA sociale” qui rapportait environ 10 milliards de francs/an.

Le Tavini a laissé entendre qu’il lui fallait d’abord préparer le Pays à être autonome économiquement avant de réclamer la souveraineté politique. Que pense l’économiste de cette “voie” ?

Il faut d’abord revenir sur quelques faits économiques. Le produit intérieur brut (PIB) polynésien, c’est à peu près 600 milliards de francs par an. Il s’agit de la production de biens et de services. Dans ces 600 milliards, il y a à peu près 200 milliards de francs, peut-être un peu moins après la crise Covid, c’est-à-dire 25% à 30% qui sont dus aux transferts financiers de l’Etat. Il y a à peu près un tiers de masse salariale essentiellement au profit des enseignants – soit 60 milliards – , un autre tiers de 60 milliards d’investissement et puis le reste c’est de la participation à divers projets. C’est-à-dire qu’environ un tiers des dépenses publiques est pris en charge par l’Etat, et un autre tiers par les recettes fiscales. Du jour au lendemain, enlever un tiers du PIB, c’est quasiment infaisable.

Les professionnels du secteur touristique se félicitent des bons chiffres de la fréquentation touristique depuis le début de l'année. (Photo : archives LDT)
Les professionnels du secteur touristique se félicitent des bons chiffres de la fréquentation touristique depuis le début de l’année.
(Photo : archives LDT)

La Polynésie française a des taxes très spécifiques qui sont des taxes à l’importation relativement élevées, même si elles ont un peu baissé avec l’arrivée de la TVA...

Ces taxes ont un effet assez néfaste puisqu’elles augmentent le coût des importations. On pourrait se dire que c’est formidable puisque ça favorise la production locale, mais il y a beaucoup de biens que l’on ne peut produire localement. Nous avons besoin d’importer, jusqu’à environ un tiers de notre consommation. Lorsqu’on augmente ainsi le coût de la vie, les secteurs exposés à la concurrence le subissent. L’exemple-type, c’est le touriste qui trouve que tout est trop cher à Tahiti, et qui peut être tenté d’aller voir ailleurs…

Mon confrère Bernard Poirine a mis en évidence ce “syndrome hollandais” qui consiste à mettre sous serre une partie de l’économie en la surtaxant avec les taxes à l’importation, ce qui fait monter les prix, les salaires, le coût de la vie… Ça réduit la productivité et la compétitivité. C’est peut-être d’ailleurs pour ça que notre fréquentation touristique joue au yo-yo depuis 30 ou 40 ans. Nos performances sont restées à peu près stables alors que nos voisins du Pacifique doublaient leur fréquentation.

Justement, le raisonnement du Tavini qui consiste à dire “passons de 300 000 touristes/an à 600 000 touristes/an et nous pourrons alors nous passer des transferts de l’Etat” est-il juste selon vous ?

C’est un peu plus compliqué que cela car il ne faut pas confondre chiffre d’affaires et bénéfice. Lorsqu’on a par exemple 300 000 touristes ou tout proche, ça rapporte environ 80 milliards de francs mais il s’agit de recettes, pas du profit ou de la valeur ajoutée qui est à peu près de 50%. Le PIB, c’est la somme des valeurs ajoutées et donc dans ce cas il n’y a plus que 40 milliards environs qui rentrent.

Donc si on voulait obtenir 200 milliards de francs pour remplacer les transferts de l’Etat, ce ne sont pas 600 000 touristes/an qu’il faudrait viser mais un objectif cinq fois supérieur au nombre actuel ! C’est peut-être un objectif de très long terme mais il paraît incompatible avec la stratégie du tourisme durable.

Est-il vrai de dire, comme l’a fait le Tapura, que le produit financier de la “TVA sociale” était indispensable pour assurer la survie de la Caisse de prévoyance sociale ? La même somme aurait-elle pu être obtenue via un procédé plus “indolore” ?

Il y a des spécificités à la fiscalité polynésienne. Deux tiers de la fiscalité reposent sur des taxes indirectes, c’est-à-dire payées par les importateurs, les consommateurs… et il n’y a pas que la TVA ! Ces taxes ne sont pas “justes” car elles ne sont pas progressives. Que vous soyez riche ou modeste, vous payez donc la même taxe… En revanche, la Contribution de solidarité territoriale, la fameuse CST, est progressive selon des tranches de revenus. Il me semble que dans le programme du Tavini, il a été évoqué que la CST pourrait avoir des niveaux marginaux encore plus élevés, et qu’elle pourrait être rendue encore plus progressive. Ce serait alors un moyen de financement qui pourrait, à terme, remplacer le produit de la “TVA sociale”.

Peut-on dire que la fiscalité polynésienne ne se préoccupe pas beaucoup d’être juste et équilibrée pour les contribuables ?

C’est un peu le message du Tavini et ce sont des faits, pas une opinion. Un tiers de la fiscalité est directe, puis la CST s’approche un peu de la logique d’impôt sur le revenu en ce sens qu’elle est progressive. Plus on gagne, et plus on paie en pourcentage de son revenu… Il me semble que c’est l’un des projets du gouvernement actuel, mais nous n’avons pas encore tous les détails bien sûr. Une hausse de la CST pourrait prendre le relais de la disparition de la “TV sociale” qui n’est au passage pas plus TVA que sociale ! Cela pourrait contribuer, à mon sens, à réduire les inégalités.

Le but de la fiscalité n’est pas uniquement de générer des recettes ou de s‘occuper des inégalités. Il y a souvent un arbitrage entre les deux. C’est une question éminemment politique et les économistes se contentent de mener des analyses. C’est le gouvernement élu qui décidera de ce qu’il souhaite.

Le panier de produits à prix bLe pouvoir d'achat des ménages est devenu une thématique politique prioritaire. (Photo archives LDT)loqués se fera "sur la base du volontariat et en fonction de la surface de vente" du magasin. (Photo : Archives LDT)
La fiscalité polynésienne, très largement indirecte, n’est pas un modèle d’équité ou d’égalité… (Photo : Archives LDT)

Quels potentiels économique offrent, selon vous, les richesses sous-marines polynésiennes, notamment les nodules et encroûtements, qui sont également au cœur d’un bras de fer entre Paris et Papeete ?

On s’inscrit évidemment dans un développement durable pour protéger nos ressources. A l’exemple des terres rares et des nodules polymétalliques, des ressources dont on ne connaît pas grand chose aujourd’hui. La première chose c’est donc de conduire des analyses et de se pencher sur les risques pour l’environnement marin.

La Polynésie pourra-t-elle générer des revenus avec ses richesses sous-marines ? Je n’en suis pas certain. Prenons l’exemple de la Nouvelle-Calédonie qui est censée disposer d’énormément de minerai, c’est une rente extraordinaire. Or, les ressources sont souvent une malédiction et non une bénédiction, on l’a vu par exemple avec Nauru. Il faut faire très attention à la rentabilité, car in fine, si on veut développer durablement, c’est un coût important qui suppose des financements.

Le principe d’un impôt sur le revenu, qui est pourtant l’une des fiscalités les plus justes, n’est sauf erreur défendu par aucune formation politique à Tahiti. Comment expliquer cela ?

Je ne suis pas spécialiste en sciences politiques. En économie, on essaie de comprendre pourquoi par exemple le protectionnisme résiste. Il y a des lobbies, des minorités qui sont très bruyantes parce qu’elles ont beaucoup à perdre. Face à la majorité qui ne dit rien, certains systèmes perdurent. L’impôt sur le revenu fait peur, car tout le monde sait qu’il va être taxé, c’est visible, alors que les taxes à l’importation sont quasi invisibles.

Cet impôt est-il le plus “juste” ? Dans la majorité des pays, il n’y a pas un impôt préféré à un autre. Dans l’Hexagone par exemple, la fiscalité est beaucoup plus redistributrice. Chaque collectivité choisit la fiscalité qu’elle juge la plus adaptée selon elle : ici nous avons 2/3 de taxes indirectes et 1/3 de taxes directes.

Certains pensent que l’impôt sur le revenu, qui suppose de connaître identité et adresse de tous les contribuables, risquerait aussi d’être une “usine à gaz” très coûteuse en fonctionnement pour le ministère des Finances ?

Une solution alternative est très facile à mettre en œuvre et c’est peut-être ce qui va se passer. C’est tout simplement altérer un peu les taux marginaux de la Contribution de solidarité territoriale (CST), comme cela a déjà été fait par le passé, afin de rendre le système plus progressif. Il est ainsi possible de générer tout à la fois davantage de recettes et de réduire les inégalités, sans création d’un impôt nouveau. La question est en fait politique : accepte-t-on que tel groupe de personnes paie plus que les autres ?

Le marché libéral, si les politiques ne lui apportent aucune correction, ne rend-il pas systématiquement les riches plus riches et pauvres plus pauvres ?

On a constaté que la libéralisation des marchés financiers et commerciaux depuis quelques décennies a en effet cet inconvénient : elle enrichit plus rapidement les riches que les pauvres. Mais de nombreux rapports ont montré que malgré l’accroissement des inégalités dans chaque pays causé par cette libéralisation, on a quand même divisé par deux la pauvreté au cours des 30 dernières années. Malheureusement, la crise Covid a replongé plusieurs dizaines de millions de personnes en état de pauvreté. La vraie question est selon moi : doit-on utiliser un outil de croissance pour lutter contre les inégalités ? La réponse des économistes, c’est non ! Il y a la fiscalité redistributive qui permet de réduire les inégalités, et il y a des outils et incitations à la croissance, il ne faut pas mélanger les deux !

Propos recueillis par Damien Grivois