Nucléaire – Déplacement Etat/Pays à Moruroa : les 10 points qui font toujours débat

L'atoll de Moruroa. (Photo archives LDT)
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Un déplacement conjoint des représentants de l’Etat et du Pays sur l’atoll de Moruroa est organisé ce samedi 9 mars par les services de l’Etat. Après un peu plus de trois heures de vol en avion militaire Casa, la délégation de la nouvelle majorité Tavini devait arriver sur l’atoll peu après 10 h ce matin. Selon la Présidence, les représentants du Pays qui se rendront sur Moruroa seront le Président Moetai Brotherson, la Vice-Présidente Eliane Tevahitua ainsi que le ministre de la Santé Cédric Mercadal. La présence d’élus de l’assemblée ne semble pas prévue puisque le service de communication de Tarahoi “n’a aucune information à ce sujet”.

Selon le programme du haut-commissariat de la République, il y aura d’abord un accueil à bord du Bougainville, puis une présentation de la mission Turbo. Le Bâtiment de soutien et d’assistance outre-mer (BSAOM) a appuyé une équipe de scientifiques dans le cadre de cette mission annuelle. Selon la Marine nationale, elle consiste en une campagne de prélèvements qui concerne le milieu terrestre, le lagon et l’océan.

Elle s’inscrit dans le cadre de la surveillance radiologique des atolls de Moruroa et Fangataufa, commanditée par le Département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN) et dirigée par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), avec le soutien logistique des forces armées, selon le guide de surveillance radiologique approuvé par le délégué à la sûreté nucléaire de défense (DSND).

Puis le programme prévoit à 11h20 une présentation du “Puit de déchets 1”, suivie quinze minutes plus tard de la visite de l’énorme blockhaus du Poste d’enregistrement avancé (PEA) Denise. A 11h45, les autorités militaires ont programmé une cérémonie “en hommage aux trois travailleurs défunts”.

A partir de midi, il sera question du dispositif de télésurveillance géomécanique Telsite II ainsi que du système de surveillance radiologique, via notamment la présentation des préleveurs atmosphériques.
Après un déjeuner, les représentants du Pays et de l’Etat doivent redécoller de Moruroa vers 15h15 pour une arrivée à Faa’a prévue à 18h30. Il s’agit du premier déplacement de ce type pour le nouveau gouvernement Tavini de Moetai Brotherson. Lorsqu’il était député, l’actuel chef de l’exécutif a souvent interpellé l’Etat à l’Assemblée nationale sur des questions relatives à l’ancien Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), et notamment demandé un “nettoyage” complet des atolls de Moruroa et Fangataufa.

Héritage du Centre d’expérimentation du Pacifique : 10 points toujours source de débats entre le Pays et l’Etat

1/Le rythme d’indemnisation dans le cadre de la loi Morin. Longtemps accusé de “jouer la montre” dans le dossier des indemnisations, l’Etat a accéléré le mouvement après la suppression du “risque négligeable”, le renversement de la charge de la preuve (c’est désormais à l’Etat de prouver qu’une maladie potentiellement radio-induite n’a pas été provoquée par une exposition à des rayons ionisants) et la mise en place d’un nouveau dispositif de recensement des victimes des conséquences des essais nucléaires en Polynésie française. Pour les associations comme Moruroa e tatou ou 193, le compte n’y est toujours pas même si le nombre de victimes indemnisées a considérablement augmenté.

2/Le seuil du millisievert, toujours vécu par certaines associations comme une nouvelle version du “risque négligeable”. Afin de ne pas considérer de manière automatique que tous les cancers inscrits dans la loi Morin sont provoqués par une exposition à la radioactivité, l’Etat français a mis en place le fameux seuil de 1 millisievert, en-dessous duquel Paris estime que la pathologie n’est pas radio-induite. C’est l’un des principaux points de friction avec les associations qui refusent le “potentiellement radio-induit”.

3/La “dette” de l’Etat envers la Caisse de prévoyance sociale (CPS) au titre des cancers qui se trouvent listés dans les pathologies radio-induites de la loi Morin. Conséquence du point précédent, la Caisse de prévoyance sociale estime avoir pris en charge financièrement, en lieu et place de l’Etat, les soins prodigués aux malades de pathologies potentiellement radio-induites et listées dans la loi Morin. Selon la CPS, au 28 février 2023, le coût total de cette prise en charge s’élève à 107,2 milliards de francs, dont 95 milliards “mis à la charge des régimes polynésiens”. Le coût annuel moyen constaté entre 2018 et 2022 s’élève à 8 milliards de francs, dont 7,1 milliards pour la CPS.

4/La stabilité géomécanique de la couronne récifale de Moruroa, qui présente des failles surveillées par le système Telsite II d’un coût a minima de 13 milliards de francs. En effectuant les premiers tirs sous-terrains dans la couronne récifale de Moruroa, le CEA-CEP a fragilisé la structure coralienne de l’atoll et provoqué d’importantes fissures sur le tombant extérieur. Si une “loupe” de matériaux glisse dans l’océan, elle est susceptible de provoquer un tsunami dangereux pour des atolls proches comme Reao ou Tureia. L’armée française et les associations ont une estimation radicalement différente de la hauteur du tsunami en question.

5/Le futur “musée de la mémoire” du fait nucléaire sur le Front de mer de Papeete. Ce musée, qui doit prendre place sur le Front de mer de Papeete dans l’ancienne résidence du commandant de la Marine, devra être l’objet d’un consensus entre associations et autorités du Pays comme de l’Etat. Ce sont les discussions autour de la définition des contenus et de la manière de les présenter qui risquent de ralentir encore ce projet qui traîne déjà depuis des années. C’est l’un des grands dossiers de la Délégation au suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN), un service du Pays dirigé par Yolande Vernaudon.

6/Le retour “impossible” de Moruroa et Fangataufa dans le patrimoine foncier de la Polynésie française, tel qu’initialement prévu par l’Assemblée. Bien que la délibération de la commission permanente de l’Assemblée territoriale stipule un retour de Moruroa et Fangataufa dans le patrimoine foncier polynésien, il est plus que probable que ce ne soit pas pour demain, en raison de la présence de plutonium 239 dans les sédiments du lagon. Selon Frédéric Poirrier du CEA, il est “impossible” de rendre ces atolls à la Polynésie française.

7/La présence de plutonium 239 (entre 4 et 8 kg selon les sources), “dans les sédiments du lagon”. Selon le CEA, c’est ce qui rend le nettoyage des sites “impossible”, au risque de remettre en suspension dans le lagon l’élément radioactif qui présente la demi-vie la plus longue avec 24400 ans. Cela signifie que tous les 24400 ans, la radioactivité est réduite de moitié. Sur la base des 4 kg reconnus par le CEA, cela signifie qu’il restera l’équivalent de 2 kg de plutonium 239 dans 24400 ans, puis 1 kg dans 48800 ans, etc.

8/L’utilité du déplacement à Paris d’une délégation polynésienne dans le cadre de Reko Tika, une table ronde “de haut niveau” sur le nucléaire, les 1er et 2 juillet 2021 à Paris. Malgré l’absence de deux des trois associations impliquées historiquement sur le sujet, et deux des groupes politiques de l’Assemblée, la délégation Reko Tika assure avoir “porté le message de tous, pour que la voix de l’ensemble des Polynésiens soit entendue le plus largement possible par les autorités de l’Etat”. Le président Fritch a salué “des débats instructifs, enrichissants et sincères”. L’association 193, comme Moruroa e tatou, a refusé d’y participer.  “C’est l’attitude ambivalente, négationniste, d’un bon nombre des membres de cette délégation […] qui a induit la décision de l’Association à ne pas se rendre à Paris” a expliqué son président, le père Auguste. Autre point de désaccord avec Paris, les révélations du livre “Toxique” qui estime que le niveau des retombées des tirs atmosphériques a été sous-estimé, des calculs que conteste Paris. Cela concerne notamment le fameux essai nucléaire Centaure du 17 juillet 1974, qui a “arrosé” Tahiti…

9/ Le non-respect de la parole présidentielle puisque sous Chirac, l’Elysée avait promis à la Polynésie une “rente à vie” de 18 milliards de francs/an. Le président de la République avait en effet annoncé en 2003 “la pérennisation du Fonds de reconversion de l’économie polynésienne“, initialement créé pour dix ans afin de compenser la perte financière que représentait la fermeture du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP). Ce Fonds a été transformé en une dotation globale de développement économique d’un montant annuel de 18 milliards de francs, en quelque sorte la “dette” de Paris envers Tahiti. La parole de l’Etat a aussi ses limites : la dotation de 18 milliards de francs a très vite été révisée à la baisse…

10/ Le tri des archives déclassifiées. Les archives contenant des informations dites “proliférantes“, c’est-à-dire qui peuvent permettre d’avoir des éléments sur la construction de la bombe, ne peuvent être mises sur la place publique. C’est une exigence de l’ONU pour éviter la prolifération de l’arme nucléaire. Mais un important travail de tri des archives très largement déclassifiées a déjà commencé et va se poursuivre. Ces documents ont été obtenus de haute lutte. Des demandes de levée du secret-défense ont été transmises à la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) à la suite de procédures judiciaires. Des centaines de documents sur les essais nucléaires en Polynésie ont été déclassifiés par l’État français : des comptes rendus du Service mixte de sécurité radiologique (SMSR) sur le déroulement des essais et les opérations de décontamination des atolls, des documents qui portent sur la propagation des retombées à travers le monde, des rapports sur les conséquences des essais sur l’environnement ou encore des rapports techniques sur les différents sites et leurs équipements