Port de pêche – Des tonnes de déchets de poissons jetées chaque jour aux requins

Chaque jour, des tonnes de déchets de poissons sont jetées à l'océan, pour le régal des prédateurs comme les requins. (Photos DG et KA)
Chaque jour, des tonnes de déchets de poissons sont jetées à l'océan, pour le régal des prédateurs comme les requins. (Photos DG et KA)
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(Vidéo : Karim Ahed)

Faute de réel débouché, la société du Port de pêche de Papeete (S3P) jette chaque jour dans l’océan, à environ 5 km au large de la passe de Papeete, jusqu’à 7 tonnes de déchets de poissons. La coopérative de pêche de Arue indique, par le voix de son président Heimana Hamblin, qu’elle paie également un prestataire pour évacuer ses propres déchets vers le port de pêche de Papeete.

En matière de nourrissage de squales, l’arrêté du 28 avril 2006 du conseil des ministres s’attache à délimiter des zones. Il stipule ainsi que “dans les lagons, les passes et dans un rayon de 1km centré sur l’axe de la passe, toute activité, à titre gratuit ou onéreux, basée sur l’observation des requins préalablement attirés par l’homme, par le biais notamment de nourriture communément appelé “shark feeding”, est interdite”. Au passage, des plongeurs ont confirmé à La Dépêche que certains clubs de plongée pratiquent régulièrement le “shark smelling”, en attirant par l’odorat les requins avec des morceaux de poissons placés dans des tubes de PVC fermés et percés.

Faute de valorisation, les déchets de poissons sont jetés à l’océan.
(Photo d’archives DG)

Contactée par La Dépêche, la S3P admet bien volontiers que l’option de l’immersion des déchets n’est pas la meilleure des solutions, mais indique qu’elle n’en a, à ce jour, pas trouvé de meilleure. A plusieurs reprises au cours des dernières années, des appels d’offres ont été lancés pour la valorisation des restes de poissons, mais ils sont tous restés infructueux.

Jusqu’ici, tout va bien

Selon la S3P, un seul projet a été retenu à ce jour, celui de Nicolas Bono, le directeur de la société TNB à Fare Ute, spécialisée en nourriture pour les animaux. Avec l’aide de l’ingénieur agroalimentaire Jean-Yves Saint Maxent, il a importé du Canada un composteur de déchets verts et animaliers, avec l’idée de trouver le bon dosage dans le mélange de déchets verts et de déchets d’origine animale. D’abord testé avec des viscères de bovins, ce “biodigesteur” valorise à présent un partie des déchets de poissons du port de Papeete.

Après découpe, il reste beaucoup de chair sur les carcasses de poissons. (Photo : archives DG)

Selon la direction du port de pêche, c’est environ une tonne de déchets de poissons qui est récupérée chaque jour pour fabriquer de l’engrais pour bétail ou du compost. “TNB devrait disposer à l’avenir d’une deuxième machine et monter en puissance” espère le port de pêche qui indique que l’immersion quotidienne des déchets de poissons au large lui coûte environ 10 millions de francs par an.

La Dépêche de Tahiti est partie en bateau, le mercredi 7 juin dernier, afin de s’assurer que les tonnes de déchets étaient biens jetées à l’océan à la distance de 5 km, ce qui était le cas ce jour-là sans qu’il soit possible de garantir que la distance est respectée à chaque opération de transport. Ils étaient trois hommes à bord d’un petit bateau, chargés de jeter à la mer, et à la main, ces milliers de kg de têtes, arrêtes et queues de poissons.

“Nous entendons souvent dire que les déchets de poissons du port de pêche qui sont censés être amenés très au large de la passe du Taaone sont en réalité jetés beaucoup plus près de la côte que ce qui est prévu pour différentes raisons, mer trop forte, barge non adaptée, etc.” croit savoir Olivier, un amateur de sports nautiques de Arue. “Avec les courants, cela pourrait attirer les requins plus près de la côte que prévu, d’où peut être la dernière attaque”.

Damien Grivois

A Tahiti et dans les îles, des attaques plutôt rares

La Polynésie française n’est pas épargnée par les incidents avec les requins mais ils restent rares et le plus souvent sans conséquences tragiques : des baigneurs, des surfeurs, des chasseurs au puhi-puhi racontent des rencontres fortuites avec des squales aux Marquises, aux Tuamotu, dans l’archipel de la Société… Il y a quelques semaines à Tahiti, c’est une jeune kite-surfeuse qui était mordue, probablement par un requin gris, en baie de Matavai à Arue.

Le requin reste un animal très respecté à Tahiti et dans les îles. Les espèces dont se méfient le plus les Polynésiens sont les requins-tigres, les requins-citron ou encore les requins du large. “Ils sont parfois capables de se jeter la gueule ouverte sur un moteur hors-bord” témoigne un pêcheur de Arue.

Rien ne permet à ce jour d’affirmer que l’immersion des déchets de poissons au large de Papeete est constitutive d’une prise de risque ou de modification du comportement des squales. La prudence pourrait recommander de ne pas tester davantage…

Une étude sur l’accidentologie des attaques de requin avait été publiée en 2005 et s’étalait sur une période allant de 1979 à 2001. Celle-ci recensait 54 attaques pour la majorité peu graves et le fait d’espèces de petites tailles sur des plongeurs ou des chasseurs sous-marins. Selon des croyances ancestrales, le requin est considéré comme un gardien, un prédateur ou un justicier en fonction des circonstances. Certains Polynésiens voient en eux la réincarnation d’un ancêtre, d’un esprit bienveillant qui protège les membres de la famille.

La Réunion, Nouvelle-Calédonie : les requins
pénalisent l’industrie touristique

La victime nageait à proximité du ponton d'une plage très fréquentée de Nouméa.
Le touriste australien qui a trouvé la mort nageait à proximité du ponton d’une plage très fréquentée de Nouméa. (Photo illustration : Sea Shepherd)

L’île de la Réunion d’abord, puis la Nouvelle-Calédonie ensuite, ont été confrontées à de tragiques “crises requins” qui, au-delà des drames humains, ont eu et ont encore des effets néfastes sur les activités nautiques en particulier et le tourisme en général.

A La Réunion, où une adolescente a même été happée par un requin alors qu’elle se promenait sur la plage au bord de l’eau, la question de la réponse à apporter à la crise divise fortement la population et les associations. A la mi-février 2023, un touriste australien, âgé de 59 ans, est mort après une attaque de requin survenue à 150 mètres d’une plage de Nouméa.

Une nouvelle attaque mortelle d’un chasseur sous-marin a été enregistrée fin mai au nord de la Nouvelle-Calédonie. A la Réunion comme en Nouvelle-Calédonie, les attaques mortelles sont le plus souvent mises sur le compte de squales parmi les plus imprévisibles et agressifs : les requins-bouledogues.

Extrêmement rare en Polynésie, cette race aurait été observée à Rangiroa. Retrouvé à proximité des côtes, le requin-bouledogue apprécie l’eau trouble et saumâtre des embouchure de rivière. Il mange de tout, il est même charognard. Ses proies habituelles sont : les tortues, les poissons, les oiseaux et d’autres animaux qu’ils soient vivants ou morts… Il est particulièrement craint car potentiellement très dangereux et responsable en zone tropicale de plusieurs attaques mortelles motivées par l’alimentation.

Winiki Sage de Te Ora Naho milite pour la valorisation

Winiki Sage : “Je pense effectivement que les requins du large doivent rester au large.” (Photo d’archives DG)

Winiki Sage, le président de la Fédération des associations de protection de l’environnement (Fape), est au courant “depuis longtemps” de l’immersion des déchets de poissons au large de Papeete. “Un jour un spécialiste m’a dit que si en Polynésie française il n’y a pas d’attaques de requins, c’était justement parce qu’ils ont à manger, je ne sais pas ce qu’il faut en penser” s’interroge le représentant de Te Ora Naho. “Au titre la Fape, je pense qu’il faut prendre les dispositions nécessaires. C’est bien dommage qu’on ne trouve pas une solution pour valoriser tous ces déchets, pour faire des engrais par exemple. (…) N’attendons pas d’avoir des soucis comme en Nouvelle-Calédonie pour réagir. Ici quand on est chasseur sous-marin, on peut être chahuté par un requin, mais les vraies attaques sont rares. A La Réunion et en Calédonie, il y a des gens qui ne pêchent pas qui se font attaquer, et surtout ils ont des requins-bouledogues. La question qui se pose en Calédonie, c’est pourquoi les squales se rapprochent des plages, en plein centre-ville ? Là-bas, les requins pointe noire ont disparu. Les autorités veulent déplacer des réserves pour les mettre plus loin, elles pensent que la crise requin est peut-être liée aux zones sanctuarisées. J’ai une position qui n’est peut-être pas complètement écologique, mais je pense effectivement que les requins du large doivent rester au large. S’ils se rapprochent des activités humaines, c’est un problème. C’est le cas dans certains atolls des Tuamotu, tu n’oses même plus aller pêcher… »

François Nativel veut “réduire la présence des requins”

La Dépêche de Tahiti a recueilli la réaction de François Nativel, conseiller départemental engagé depuis 12 ans dans la prévention des attaques de requins à la Réunion. Surfeur et plongeur , il s’est également intéressé à la Nouvelle-Calédonie, avec des idées très arrêtées concernant le risque requin et ses causes. “En Nouvelle-Calédonie, il y a toujours eu de la pêche au requin. D’ailleurs un peu partout dans le monde, les requins-tigres et les requins-bouledogues sont mangés” affirme l’homme qui juge “excessive” la protection des requins dans des zones sanctuarisées. “Il faut réduire la présence de ces requins” assure François Nativel, qui cautionne les “pêches préventives”. C’est un sujet qui divise, voire oppose très franchement, les usagers du milieu marin. A l’échelle mondiale, les requins sont massacrés à hauteur d’environ 100 millions d’individus par an, un rythme supérieur à leur capacité à se reproduire. Un véritable danger pour les écosystèmes marins, tant les requins jouent, au sommet de la chaîne alimentaire, un rôle essentiel.

Les Polynésiens consomment chaque jour plusieurs dizaines de tonnes de poisson frais. (Photo : archives DG)